Manger avec les oiseaux
Ici la Senne et ses brumes. De retour d’un long je ne sais quoi, j’entame le bout de la rue Dansaert. Le sifflement des derniers oiseaux enveloppe l’atmosphère d’une quiétude apaisante. Quelle heure est-il ? Je ne sais plus. Tant de nuages et de passants ont glissé, depuis mon dernier repas. Mon estomac coasse. Sans invitation, un fin fumet pointe en mes naseaux le bout de son nez. Les oiseaux doivent être affamés, eux aussi, pour chanter si tardivement. Je lève la tête pour voir de quel plumage s’élancent ces sons si mélodieux. Rien. Stupeur, pas l’ombre d’un bec. Le bruit persiste. À ma droite, j’aperçois soudainement, à travers une vitrine, une flamme qui danse. L’âtre noir luit, sans bruit ni spectateur. Une banale pizzeria. Un de ces rares fours à bois, qu’il n’est plus permis de construire aujourd’hui. Ma curiosité, attisée par l’odeur d’antre ancienne, et par le jeu des chaudes couleurs provenant du four, me fait franchir le pas de cette étrange maison. Le parfum des lieux me saisit comme une vieille épice, signe d’une vie passée et traversant les âges.
D’un coup, me parviennent depuis le fond du restaurant, plongé dans une pénombre incertaine, de curieux sifflements. Hallucination ? Un homme petit, vif et trappu, la cinquantaine, surgit à ma gauche : il me toise brièvement. Puis, comme pour m’interroger, il ouvre la bouche et, d’un battement d’ailes, un oiseau s’échappe de ses lèvres, comme catapulté par ses cordes vocales, devant moi, là, planté, fort coi et quiet. Tolkien eut été fort inspiré, me dis-je, par ce personnage. En plus, on dirait bien qu’il boite, mais ce n’est peut-être qu’un effet d’optique, pensé-je, au vu de l’heure et de l’éclairage. Soudainement, un autre son sibyllin s’évade de sa gargane. La magie enduit ces murs et ses occupants. L’homme parle un français chantant, jonglant entre l’anglais, l’italien et la langue des oiseaux, avec une limpidité étourdissante. Ça c’est une beautiful pizza ! siffle fort.
La pizza – déjà en chemin, à ce stade de l’histoire – crépite noblement devant les brûlantes flammes qu’avivent le bois de cerisier. Un autre homme, grand et effilé comme un elfe, déboule de la salle : et un échange – que dis-je, une rafale – de pépiements nouveaux virevolte entre ces deux là. Leur vocabulaire aquilin me subjugue autant qu’il m’échappe. Eux, se comprennent. Fidèle à mes habitudes, je regarde à peine la carte, et choisis la margherita, fleur culinaire si chère à mon cœur. Cette pizza suffit à me faire connaître l’esprit, l’école et le bois, duquel se chauffe le maître au fourneau. Après quelques minutes, elle arrive, fumante, chauffée comme une femme qui n’attend que vous. Le chef s’approche, et m’indique l’origine de ses « cartouches » : un beau bois franc et dur, le Prunus serotina, qu’on appelle sous nos latitudes le cerisier noir. Mes yeux redescend vers la table, mon corps tout entier tremble d’impatience.
Avec une simplicité inouïe, je vois que dans mon assiette rayonne un soleil, ceint d’une somptueuse croute léopardée. Quatre-cent degrés, trois ingrédients, une once réelle de magie et des larmes qui me montent. Mio Dio, com’è possibile, quale ingrediente misterioso rende questa pizza il mio Santo Graal ? Des mots italiens me sortent du gosier, bien que je n’en parlasse pas la moindre palabre. Une symphonie de saveurs et d’amour éclate en moi. Une pizza littéralement alchimique, l’objet de toutes les quêtes. Un cercle de blé isolant le cinquième élément. Pardonnez ma fulgurance, mais ce genre de chef d’œuvre culinaire ne courre pas les fours. Des ingrédients en somme ordinaires, sublimés – par un savoir-faire né davantage des arcanes du feu que du type de farine ou de son taux de cendres – en un brasero de délices.
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