Nourriture de guerre
« La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent. »
Jean Anthelme Brillat-Savarin
« Sans doute sort-on en Afghanistan les recettes de cuisine aussi aisément que l’on dégaine les tromblons. »
Olivier Weber, Saveurs afghanes
À cent-mille théières¹ du strass, ô combien loin des projecteurs de la scène culinaire internationale, loin des guides officiels du goût, loin des compétitions télévisées, loin de nous et loin de la paix européenne, d’autres mangent et prennent autant de plaisirs que nous à manger. Objectivement et hélas, la cuisine afghane passe largement sous les radars gustatifs du vieux continent. Votre ami, vous avouant platement son impéritie en la matière, s’est proposé de remédier à cela. Après quatre virées dans différents restaurants afghans à Paris, et un plaisir décuplé à chaque dégustation, il souhaiterait donc vous partager les observations suivantes.
La nourriture afghane est reconstituante, et apaisante. Pourtant apparentée de près à la cuisine du nord indienne elle affectionne beaucoup moins le piment, est plus douce. Ce qui frappe surtout, c’est sa fadeur² en tant que grande qualité. L’assaisonnement n’est jamais trop quelque chose. Il n’y a pas de saveur excentrique, qui dépasserait et se ferait remarquer. Nous ne disons pas que le goût n’est pas là. Nous disons au contraire que l’harmonie surprend par son lissé, par la façon homogène et nous pourrions dire humble, dont le goût s’avance. Chaque saveur, pourtant, s’individualise d’abord, les plats étant généralement construits autour de trois épices distinctes, puis se fond ensuite dans l’expérience sapiditeuse générée par l’ensemble.
C’est une sorte de cuisine des cimes, où chaque ingrédient témoigne de sa rareté avec opulence, et dont le dessein mené à bien sans se faire cher, est de vous nourrir généreusement. Pas d’aliment précieux : fèves et haricots rouges nageant dans leur sauce gravy, volaille et épinards. Un pain maison (tendre comme un naan indien) tout chaud sorti du four, un peu de yaourt parfumé à la menthe sauvage, un peu de salade, quelques rondelles d’oignon rouge et un quart de tomate coupée en dés. Rien de sorcier, pourtant on ressort de là repu et en somme réconcilié avec les choses. Tout cela pour huit francs.
À cette table référencée nul part, et où je n’ai pas entendu parler un mot de français mais mille mots inconnus de dari (persan afghan), mille épithètes de pachto du sud et huit-cents interjections de pachto du nord, quatre poèmes en ouzbek, cent pronoms de turkmène, cinq cents adjectifs de baloutchi, mille vingt-deux verbes de pashai et sept-cents sept expressions de pakistanais, cinquante adverbes de hazara (parlé par les mongols chiites persophones), un bonjour surpris en aimak (langue aimée des mongols sunnites persophones), mille trois-cents onomatopées de kirghiz, vint-neuf holorimes de qizilbash, trois alexandrins de khowar, cent-vingt rimes en i de brahoui ou encore soixante mille deux-cents huit syllabes de nouristani. Je mange, à la fois mal à l’aise d’être l’autre et ravi par mon assiette, un peu enivré par cette polyphonie qui m’entoure.
Cliché de la découverte qu’on vous raconte, normalement, mais qui ne vous arrive pas à vous. Trop rare. Une cantine communautaire, à la cuisine lointaine et peu célèbre a priori, où pour le quidam que guidait le hasard, rien n’est familier. Nourriture de guerre, car c’est une légion de protéines variées que découvre le gourmet solitaire parvenu jusque-là. Je vous demande pardon pour la sorte de plaisir exotique que je décèle parfois dans mes mots, qui est lourd – le bourgeois blanc et hétérosexuel s’émerveillant d’une cuisine du monde – et que je chasse autant que ma perception le permet. Je viens par exemple de supprimer une phrase où je disais qu’on pouvait grimper l’Hindou Kouch sans problème avec un tel repas, et même tenir un siège en son sommet, que j’aurais détesté lire. Comme si le courage et la résilience d’un peuple (qu’on ne connait d’ailleurs pas en personne) pouvaient se résumer en une image, à une assiette. Pardonnez-moi donc, si vous le voulez, cette tendance de l’esprit enjoué, pourtant souhaitant bien faire, à aller trop vite. Mais, dans un livre trouvé en errant, au hasard d’une librairie, j’ai trouvé une phrase étrange qui pourrait vous intéresser, et qui tente le parallèle cuisine-tempérament.
Un maître soufi, qui fut formé par un maître afghan disait : « Selon, moi la cuisine afghane possède les meilleurs recettes pour utiliser tous les aliments dans des proportions correctes ; au moins dans ce pays les aliments sont consommés selon leur disponibilité saisonnière. Malheureusement, il y a peu de livres sur la cuisine afghane. C’est également un fait établi que les Afghans comptent probablement parmi les gens les plus vigoureux, les plus chaleureux et les plus pieux du monde. » Je ne suis pas afghan. Je ne parle pas afghan. Je n’ai jamais été en afghanistan. Rien ne m’autorise donc à développer davantage, mais autorisez-moi cette dernière phrase. Que l’Afghanistan soit loué pour le bien que fait sa cuisine.
¹ Le thé est une donnée si dominante dans la vie des afghans que pour évaluer une distance, on peut couramment entendre dire : « C’est à trois théières d’ici. »
² La fadeur est un concept clé de la cuisine zen japonaise. Celle-ci fera l’objet d’un texte futur, qui développera cette notion méconnue du public occidental.
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