Agapes au cyanure

C’était le premier jour de mai, où les gens de mon pays portent le muguet. À Paris ce qu’on en dit, c’était ce jour là. Et Paris, la ville aux milles femmes, ce jour là ne cessait pas d’être Paris. Mais en ce temps culminait des mois de lutte, et ce jour la ville n’était pas comme tous les jours.

Hors d’elle, enflammée, décoiffée, dépravée, vraie, entière et elle-même, Paris n’en restait pas moins divine, car même un tel joug n’avait le pouvoir d’altérer sa face. Douée de cette rage intestine, Paris restait alors ce qu’elle est, et ne rendait pas le jour moins beau.

Le général terrestre avait pris la parole, et nous avions couru pour aller l’écouter. Il avait parlé de nous, de la lutte, de ceux qui ne vivent pas que pour eux, et de ceux qui courent devant. Nous étions heureux de le voir, nous lui rendions hommage et il nous saluait du haut de son être.

Quand le général eut finit de parler, le jour a soudainement diminué et très haut dans les nues, le tonnerre terriblement tonna, habillant son discours d’un terrible point final. Une pluie torrentielle s’abat sur nous. Diffusant l’écho de notre courroux, les dieux protégeaient notre marche.

D’un coup, c’est autre chose. Cela commence par la fraîcheur de la terre sous mes doigts. Je suis allongé et mes yeux s’ouvrent. À travers les pétales verts de rameaux flottant au gré de l’air, me parvient le bleu d’un ciel de paix.

Une foule sonore naît autour de moi, et je reconnais le bruit délirant de la divine Paris enragée. Six heures s’étaient écoulées à jeter des pavés et des grenades lacrymogènes, dont la brûlure traversait à chaque fois davantage le cuir de mes gants.

Je me redresse, et c’est mon peuple que je vois, à l’ouvrage contre une légion d’esclaves cuirassés. Les mêmes têtes menaient le groupe de tête. Nous étions organisés, et ce dont nous avions besoin pour nous battre était distribué dans nos rangs.

Nous nous battions comme des lions, défaisant à coups de marteaux le sol de la Divine et faisant pleuvoir un sinistre déluge de projectiles. Mais ce n’est pas de guerre que je veux vous parler, car c’était le premier jour de mai, et ce jour-là les gens de mon pays portent le muguet.

Ce dont je veux vous parler, je l’ai oublié. Je l’ai oublié tellement mon sang était affamé. Et j’avais oublié la faim elle-même, car celle-ci trop m’affamait. De fumées acides qui attaquent les yeux et les bronches, je m’étais contenté, en ce bleu jour de mai.

Car voir un seul jour de printemps, n’est-ce pas être à la table du héros de Rabelais ?

Et les hautes pierres de la ville subissaient le feu. Et ce jour, Paris était cette déesse noire qui jongle avec les crânes. À trente, nous chargions cent boucliers.L’horloge avait tournée, et la boucle se bouclait. La fin de cette ronde approchait.

Je décidais d’aller restaurer mon corps. Cinq bouchons plus à l’ouest, un nouveau départ nous attendait à la tombée de la nuit. Après ces heures vives et pas un gramme de gras, mon estomac hurlait d’être vide.

Pour une seconde de souffle, je m’asseyais sur une rambarde en marbre. Les flammes et les chants victorieux s’estompent avec une satisfaction agrandie par la lumière du couchant. À la manière des mythes, une femme apparut au devant moi.

Regard bleu iceberg, mais doux comme un soir d’octobre à Rome. Son accent descend d’un lieu très au nord de mon pays. Elle cherche une amie, nous plaisantons. Sa présence est un baume filtrant ma vision du champ de bataille. Son amie arrive et je suis déjà ailleurs.

Des nuages roses et jaunes enveloppèrent l’horizon, et Paris se laissait glisser lentement vers la nuit. Je marchais sans plus de force en moi qu’en mes jambes, bercé par la voix des terrasses et la quiétude qui gagnait la ville. Après ces heures vives, tout dehors m’apaisait.

Je repensais à cette brise du nord, et à la fraîcheur de l’herbe. Mais la route était encore ce qu’elle est. Soixante-dix minutes me séparaient à pied de ma destination. Tombant peu à peu dans un état second de fatigue, chaque pas était un âne à traîner. Mes sens s’ouvrent.

À travers la fenêtre d’un restaurant désert, un trop jeune serveur passe le balais, à côté un homme assis feuillette un journal. À une terrasse rue de Rivoli, des gens de l’Espagne entonnent un chant mélancolique. Dans un coin, un homme, concentré, écrit dans un cahier.

Et voilà que profitant de ma faiblesse, le diable allait me tenter, chuchotant de doux mots à mon estomac. L’enseigne mondiale ment connue (qui n’a d’irlandais que le nom), me faisait passer le pas vil de sa porte.

Deux cheeseburgers, me dis-je, et au moment d’appuyer sur l’écran, un élan de résistance me gagne. Je ne peux achever ce jour comme ça. Je réussis à fuir. J’avale les derniers kilomètres. Sur place, au pied du grand opéra, ne restait que la fumée de quelques petits feux.

Je saute dans un métro. Montparnasse, la voix des contrôleurs me parvient. Je dois encore faire un détour. Je suis enfin dans le train qui va à Meudon. La lumière du wagon m’agresse les yeux et appuie sur mes neurones intoxiqués.

Très vite, Paris et son mythe se dissipent. Mon estomac me faisait tomber du ciel où l’ivresse du combat m’avait élevé, et je suis brutalement ramené à moi, dans mon corps et ses lois.

Je ferme les yeux. Devant, la voix de trois jeunes coréens, derrière, celle d’une fille au téléphone, expliquant tout à une amie sur l’art de la drague. Jusqu’à chez moi, mes pieds roulent. Il est minuit et mon corps s’éparpille dans les grains de sable.

Voilà. D’une bataille et d’un ventre vide, voilà ce de quoi je voulais vous parler. Car avec le jour pour délice, et un combat juste pour tâche, comment vous parler d’autre chose ?

C’était un jour de mai, et ce jour-là les gens de mon pays portent le muguet.


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