Paris.
LA GRATINÉE
DES HALLES
(…) c’est la soupe à l’oignon, qui s’exécute admirablement à la Halle,
et dans laquelle les raffinés sèment du parmesan râpé.
Gérard de Nerval, Nuits d’octobre, Chez Baratte (XIV), 1852
Normalement, c’est aux Halles qu’ils seraient allés
pour manger une soupe à l’oignon.
Georges Simenon, Maigret et la Jeune Morte, 1954
Las et perdu me voilà. C’est un jour blanc, gris et froid du premier mois de l’année. Un trajet annulé, et qui devait me mener demain, à l’aube, vers une abbaye en pays belge, en vue d’un temps de repos, me place dans une vacuité plate et en proie au béton. J’irai prier ailleurs. Mon pèlerinage sera tout autre, et voici l’idée, influencée par le pli de mon estomac, qui gagne alors du terrain : à la clé, ce n’est pas Dieu, mais un câlin gastrique qui fera mon aise. Puisque je suis en banlieue, je vise Paris, table suffisamment loin et bonne pour que la faim me gagne, si j’y chemine, et que la récompense, même simple, s’en trouve augmentée. Plat emblématique du centre de Paris, au prix démocratique, recélant, sous son habit modeste, une des formes du bonheur : l’image d’une gratinée des Halles prend alors les rênes de mon être. Et ce n’est point pour vous couper l’ivraie sous l’ergot, mais il nous faut affirmer déjà ceci, sans vraie solennité : il faut venir ainsi, au cœur de l’hiver, à pied et à jeun, d’une bonne dizaine de kilomètres, en longeant la Seine, seul comme un hère aux mains roses, avec pour unique but un bouillon brûlant, pour comprendre le sens d’une soupe à l’oignon.
Le trajet commence ici. Encore à Meudon, les berges de l’Île Saint-Germain sont encore bucoliques. Le duvet d’une famille de canards, une équipe de rameurs en aviron ; essoufflés, quelques coureurs, et ces teintes de vert et de marron spécifiques aux fleuves de chez nous ; le discret clapotis de l’eau, et la rumeur du tintamarre des voitures. Puis, c’est un long gris qu’il faut franchir. D’abord, vous devez passer l’usine à ciment, vers Issy-les-Moulineaux, à contre-courant des voitures, sur la rive gauche, puis à côté des péniches somnolentes, continuer et parvenir, au bout, à l’impériale place de la Concorde. J’ai accéléré dans le texte, mais c’était long. Là, le jardin des Tuileries s’ouvre à vous, les arbres déplumés délayant un semblant d’oxygène sur vos pas. Là, j’essaie avec difficulté d’imaginer la grande allée, sous Louis XVI, emplie, suite au travail d’Antoine Parmentier, de rangées de pommes de terre, aussi connues, depuis Olivier de Serre, sous le nom de cartoufles¹, et encore avant, de truffoles. Cent ans plus tard, Degas, Manet et Monet nous aident à mettre les couleurs du XIXe siècle sur ces lieux, mais point de patate. M’enfin ! trêve de rêveries, il nous faut avancer. Tenez-bon, vous aussi, car la récompense est si proche.
Et me voilà devant l’église Saint-Eustache, seul temple subsistant au milieu du Mordor des Halles. Je la contourne en hâte, je prends la rue Montmartre, et file à gauche dans l’impasse Saint-Eustache. Ici, une porte vous attend. Entrez, et vous tomberez sur les statues de Saint Mathias, Jude et Simon. L’anecdote est suffisamment rare pour qu’elle soit mentionnée : le sculpteur des ces pieuses statues, Honoré Jean Aristide Husson, n’est autre que l’ancêtre de votre serviteur ; celui-ci s’agenouillera ici un instant, demandant quelque protection pour parvenir au bout de ce pèlerinage dans les entrailles maléfiques du premier arrondissement. Dernière épreuve avant la poupoupe, comme l’appelle ma mère pour nous faire rire.
Long et mince escalator s’enfonçant sous le parterre des Halles, et vous menant droit au Mal. KFC, Starbucks, et les sombres enseignes s’enchaînent. Il y a des gens pourtant, mais on ne sait pas vraiment qui ils sont ; s’ils sont des flâneurs, des tuent-le-temps, des gens en date, des affamés, et d’ailleurs peu ou pas de touristes ; on devine pourtant des êtres en quête d’une nourriture trop savoureuse, et des êtres comme moi qui viennent s’échapper dans les profondes salles de cinéma de l’UGC. En tous les cas, c’est spécial. Dans la salle du Sushi Way, votre table est même munie d’un écran pour mieux en redemander. Curieux endroit, où jadis les Halles décrites par Zola étaient l’immense Ventre de Paris, là où toutes les denrées arrivaient des campagnes avoisinantes, et là d’où tout s’en allait dans les veines et boyaux de Paris. Mais puisqu’à chaque fois le passé me happe, revenons au présent. Des éclaboussures de sang, un voleur menotté devant le Nike Store, des badaux gavés de poulet frit, des poignées de goinfre, du sceau à la bouche : le popcorn salé et sucré, devant la malcinématophilie, bref rien qui ne va, et pourtant se dessine les contours d’un temple, ancien et nouveau, celui de la graille populaire d’antan et d’aujourd’hui. Ne vous inquiétez pas, nous reviendrons. Comme le divertissement est père de toute félicité, peut-être irons-nous, cette fois, à la piscine, au billard, aux magasins, au cinéma de synthèse… tout est possible ! Enfin, peut-être, céderons-nous à cette litanie de saveurs chtoniennes, cum grano salis.
Revenons à la surface, avant que nos langues ne fourchent en ces lieux de crime culinaire. Et de toute façon, la soupe à l’oignon ne se trouve pas sous terre. Si vous le voulez bien, je vous donne rendez-vous, tout de suite, dans une vieille adresse située au quinze rue Montmartre. Vous voyez la devanture rouge cardinal ? Voilà, vous y êtes, lisez : Le Cochon à l’Oreille. Antique établissement où l’on peut encore déguster la fameuse gratinée des Halles. Sauf que c’est un élève de Robuchon, Senderens, Conticini et Régis Le Bars qui officie : Téodore Apostolski, dont la formation fait plus qu’honneur à cette institution qu’il a reprise.
Alors, on goûte ? Un potage aux oignons, c’est bien ça ? Mais avec quels oignons me direz-vous ? Sûrement des blancs. Car le chef, et on peut dire collègue, du Pied de Cochon dit qu’il chérit l’oignon de saint-André, donc l’oignon doux des Cévennes. Caractéristiques premières de celui-ci : une robe claire et nacrée, une brillance exceptionnelle liée à la finesse de ses tuniques, un piquant faible, une absence d’amertume, et un taux de sucre élevé. Il est juteux et fondant. Contenant peu de composés soufrés, son facteur lacrymogène est faible². Que faut-il dire ensuite ? Que c’est d’abord une soupe, dans son sens ancien : une tranche de pain baignant dans un bouillon brûlant. Nous insistons sur le mot brûlant : elle est si chaude, la gueuse, qu’on ne peut espérer en apprécier le goût qu’après avoir attendu un quart d’heure. On sent bien le jus de bœuf, le poivre, la richesse en beurre, en comté et en cantal ; nourrissante et réconfortante, un vrai câlin de gras. Une agréable note de vin blanc, et mon ventre ronronne. Ah, ce bouillon philosophale de l’hiver ! Celle du Pied de Cochon est plus simple en goût, mais moins chère, et dans ce sens peut-être plus authentique³. Car celle des forts, ne devait pas être très grasse, ni goûtue⁴ ; et c’était d’ailleurs leur nourriture quotidienne. Les forts des Halles, les sherpas de l’ancien marché décrit par Zola, en consommaient largement pour se réchauffer, se fortifier, et se laver l’estomac. À une heure du matin, c’était la première rasade, juste avant le coltin. Au deuxième étage de la mairie du premier arrondissement, un immense tableau scelle ce souvenir. Autour des marmites, on les voit goulûment s’en abreuver ; et toutes les gens des Halles, pressées autour du fumet. N’oubliez pas, alors, si cette modestie du goût venait à vous troubler, qu’elle a été inventée pour maintenir debout les grands camions à vie qu’étaient les forts. Que Paris mangea, quelques siècles, car celle-ci abreuvait le sang de ces géants.
1. Le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, Olivier de Serre, juillet 1600.
2. Ces mots sont ceux d’Origine Cévennes, coopérative de producteurs basée à Saint-André-de-Majencoules dans le Gard.
3. Et celle de Monsieur Piège, à La Poule au Pot ? Nous irons bientôt lui faire honneur.
4. Ne l’allongeaient-ils pas, à l’époque, d’eau-de-vie, pour y donner du goût ?
jt
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