Rue du Faubourg-Saint-Denis.

Le marmiton

     C’était une lumière avant le zénith de l’été, aux abords immédiats de la Porte-Saint-Denis. Il passait, sans passion, coulant mollement vers le sud, sur ce trottoir banal, qui n’avait d’acéphale et de dionysien que le nom. Clinquante pétarade des moteurs, percée d’aigus cliquetis, dingues bicyclettes se frayant un chemin, des cris sans verbe des livreurs. La lumière éclatait, sur les murs, dans le jour… Or et lors : personne ne le voyait. Personne ne le regardait, alors qu’il méritait Malle, Méliès, Nadar, Lumière, Godard : un long mixeur plongeant dans une main, une bouteille – qui ressemblait à quelque bas vin, pourpre et à cuir – dans l’autre, tenue sans façon par le goulot, visiblement envoyé pour quelque ravitaillement ; il avait cette nonchalance de l’adolescence, qui reçoit encore l’influx de rêverie propre à l’enfance, avec ses cheveux noirs coiffés la veille, en tenue complète de commis : ensemble noir, godasses coquées ; il marchait avec un mouvement débonnaire – sur le sol bouillant de cette rue affamée et assoiffée – tanguant, absorbé dans quelque saucière idée, avec sa dégaine et sa démarche d’idéal marmiton. Ratatouille est un euphémisme : c’est l’Escoffier primitif, l’adolescent qui entre en cuisine, l’apprenti du Bouillon. Son être est tel, à cet instant, qu’il ne peut avoir ni famille ni amis : c’est le dieu Cuisine, dans sa jeunesse, dans son îlienne solitude, dans ses folles rivières. Il est si loin de la vitesse de TikTok, des mensonges de Tsahal, du botox de Melania Trump et du déplacement de la fenêtre d’Overton. Je lis, dans cette amusante pesanteur – il rebondit à chaque pas, comme s’il manquait de chuter dans un sommeil impossible à cette heure, et dont il s’extirpe, à chaque rebond, in extremis, comme un jeune nuage fixant le seuil de son tombeau – qu’il n’a que ces fichus kilos de patates à éplucher en tête, et ce fond de volaille sur lequel on lui a demandé de veiller : écumer, attendre, écumer, réduire, et encore écumer… Ce soir, Antoine Longminceux, le bedonnant patron, lui a demandé, d’un ton mi-gentil et en recoiffant l’air de rien la pointe aiguisée de sa moustache, s’il pouvait rester une heure et demi de plus. La faute à un gros groupe de luxembourgeois. Il a dit oui, en pensant non, et en voyant intérieurement le billet et demi qu’il ferait. Oui, d’ailleurs, puisqu’on a cité ce MOT, un peu plus haut : au moment où j’allais lui demander quel « bon » vin il rapportait en cuisine, il disparut entre les portes antiques et battantes du BOUILLON local : Le Cheval Blanc. Archétypal et fugitif gargouilleur, qu’on aurait pu si bien croiser qu’ainsi, sous la statue de Saint-Antoine, au long des nombreux grills de la rue du Faubourg-Saint-Denis. Il a disparu et son image reste : au sous-sol, dans la grande cuisine ouverte, ses collègues sont en pause ou partis, ses yeux sont rouges et liquides, devant ces lacrymogènes lunes à diviser et à dorer. Nous sommes allés au bout de cette scène, et nous devons maintenant le quitter : pour se réconforter, il laisse l’image d’un chou chantilly le gagner. 

jt


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