Quartier tamoul, Paris.
LE SAMOSA
Longe, longe la Seine, et fais comme si tu avais le naseau d’un chien, la truffe de velours d’un lynx, le divin groin d’un cochon : et inspire, inspire à grands coups le peu d’effluves fraîches qui te viendront de la Seine. Elles sont mêlées, troubles, mais le vent (s’il en est) les bonifie. Chose rare qu’il te faut savourer, ton destrier est un vélo public (bleu) qui roule. Concorde, Tuileries, Gare de l’Est, du Nord – ô l’océan de béton, ô lagune de pollution, ô ma source cristalline – puis à droite rue Perdonnet. On pourrait aussi prendre la rue Cail, où a crêché Paul Gauguin, avec son petit Clovis, ou s’arrêter devant cette vieille façade de boucherie classée qui orne, oubliée de tous, l’angle de ces deux rues… mais nous y reviendrons, si Gastéréa veut. Rue Louis Blanc, puisque si vous me suivez, vous tomberez dessus, une épicerie devrait montrer le bout achalandé de son nez, un peu sur la gauche, en face de vous. Sur la gauche de cette épicerie, voyez : ça sirote du thé au lait très sucré, ça parle cinghalais, tamoul, hindi, et j’y ai même entendu une fois, si mes oreilles sont habiles, du marathi, ce qui m’a tragiquement fait pensé à un heureux vendeur de bidis bombayite. Si vous ne voyez pas à qui je fais référence, pardonnez-moi et continuez. Donc bref ainsi, ça siffle du thé, ça parle boulot, amour et misères, avec en arrière-fond un sérieux mantra : Om namaḥ śivāya (Entendez : La conscience universelle est une) et ça avale des samoussas. Ce n’est pas sur le pouce, là, qu’il faut dire… ! Ça mange des samoussas au bec dans le vent ! debout ! devant le shop, ou en courant, à la napolitaine. Ou le séant posé, comme votre ami boulotteur, si vous êtes aussi riche que lui en temps, sur une des bornes à vélo, une dizaine de mètres plus loin¹.
Beignets déjà mentionnés dans un livre ghaznévide² d’il y a mille cent ans : ces petites choses ne sont hélas donc pas une trouvaille récente des zoomers et de la génération TikTok. Cette fois comme hier, j’arrive et je lâche, un peu échauffé par le trajet : « Deux œufs et un thé »³. Donc deux samoussas à l’œuf, avec une farce composée de pommes de terre, d’oignons, de curry, de piment, de graines de coriandre. C’est délicieux, et c’est frais. Car ce beignet, bien que protégé d’une panure, a été fait au plus tard ce matin. Je n’ai comme preuve de cette affirmation que la fraîcheur perçue du mets, qui ne semble pas en mesure de pouvoir mentir. La membrane est d’une rare finesse, à la fois tendre et croustillante. Précisément cuite.
À l’ombre, il fait trente un trente juin, et je me brûle les dents en poussant des soupirs de plaisir. Le thé achève de brûler ma bouche, tout en soulageant mes papilles calcinées d’une neige abondante de sucre blanc. De toutes les fois où je suis venu, je suis le seul peau-blanc à venir et revenir. Le coût total pour ces trois items : trois euros. Merci. La redescente du canal de Martin, et de Bastille jusqu’à la Seine, est comme une grosse bourrasque me soufflant dans le dos. Une déesse de l’espèce humaine passe, quelle chaleur ! Je longe et longe la Seine, bleu brûlant au-dessus, vert de l’eau, jusqu’à Meudon. Ces jours étaient comme ça⁴. Une fois cette balade effectuée, j’étais assez diverti pour la journée et j’espérais ainsi traverser le long tunnel bleu violent de l’été.
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- Vous avez compris ? Il y a d’abord l’épicerie qui fait le coin : vous la longez quelques mètres sur la gauche, comme si vous alliez acheter des cigarettes afghanes au pied du métro La Chapelle, et juste après cette première et grande épicerie, vous verrez une ouverture d’environ un mètre et demi dans le mur, c’est là qu’on vous attend.
- Dynastie turcique qui régna sur l’Afghanistan actuel, plus un bout de l’Iran à l’ouest et un bout de l’Inde à l’est, respectivement le Khorassan et le Pendjab, de la fin du Xe siècle à la fin du XIIe siècle. Région précise qui coagule une volée de flèches, acérées de désir, et que j’ai parfois l’impression d’avoir connue.
- Je suis sûr que vos bonnes mœurs se trouvent ici étonnées : ni bonjour, ni merci, ni au revoir, et c’est pourtant suivre la règle. Là seule chose que j’entends souvent, comme formule d’adresse, dans les bribes que j’entends du tamoul, c’est : “ Bhaiya (frère), il te reste du thé ?” Après, dans les faits, j’utilise presque à chaque fois la batterie de politesses communes. Je l’ai omise dans le texte, car ce lieu rime avec vitesse. Parfois seulement, si mon humeur n’est pas au midi, je fais comme les autres, allant et venant sans orner ma venue de ces petits plus qui parsèment d’un rien les voies du commerce. Je dois ajouter ici, avec un sourire certain, qu’il existe une façon de dire “Bonjour, je voudrais un thé s’il vous plaît”, sans dire un mot, et d’un geste, à la fois évident et modèle de minimalisme. En bougeant simplement un doigt : l’index, et en le tendant le plus possible, vers l’autre. Comme si vous faisiez coucou à quelqu’un de la main, sauf que vous montrez seulement votre index, bien tendu, sans le bouger, paume vers votre interlocuteur. Le vendeur vous demandera pour être sûr : “Chai ?”, hochez de la tête et vous aurez passé commande. Le plus efficace est que même le vendeur peut vous poser la même question, en levant l’index, pour vous demandez si vous voulez un thé et si c’est tout ce qu’il vous faut. Mais comme dans ce shop, tout le monde vient s’abreuver de thé, il vous suffit parfois de faire la queue, sans rien dire ni faire pour être servi.
- J’aimerais vous parler du vieux, qui toute la journée, reste en méditation dans son fauteuil roulant, assis en face notre boutique. Il a l’air sévère : comme un vieux tigre et commandant de l’armée sri-lankaise, moustache aussi noire que la nuit, cheveux longs, il a pourtant la voix frêle, et posera sa main sur son cœur si vous avez la gentillesse de le saluer. Je voudrais vous parler des serveurs, qui sont mes amis, et parmi mes seuls amis à Paris. Eux ne savent pas qu’ils sont mes amis : mais ils me fournissent un quota d’interactions sociales par jour, et ils me nourrissent. Rarement les verrez-vous sourire. À part, peut-être, si une jolie femme se risque à dire quelque chose d’amusant. Les interviewer ? Synchronicité remarquable. Vous ne le croirez jamais : mais puisque cette échoppe est en soi un sujet pour Graille, j’ai demandé son numéro à l’un des serveurs pour organiser une interview. Et quand il m’a présenté son téléphone pour que j’y enregistre le mien, et que j’ai commencé à l’inscrire, qu’est-ce que j’ai vu à votre avis… ? J’ai vu mon numéro s’afficher !déjà enregistré sous la fiche Meudonne… le groupe de dons que j’ai créé à Meudon. Je lui ai fait comprendre mon étonnement, mais il ne comprenait que peu ou pas ce que je disais. Vous imaginez à quel point peu probable est le fait que le seul bouiboui tamoul de Paris où vous vous alimentez chaque jour que Dieu fait ait déjà votre numéro, une chance de loto, non ? Mais le sens véhiculé par les synchronicités est parfois aussi remarquable que léger : je lui ai envoyé un message pour lui proposer une date, et puis, pas ni jamais de réponse. L’idée n’a pas pris. Et je le vois presque chaque jour, mais le sujet est inexistant. Et c’est tout : la barrière de la langue est trop grande. En clair, je pense qu’il n’a tout simplement rien compris à mon message. Alors, et parfois, c’est comme si la synchronicité se suffisait bizarrement à elle même, gardant pour elle la rivière de ses intentions, ou ne les révélant que bien plus tard. En se produisant, elle s’est accomplie, son seul sens étant de s’accomplir. Comme ils sont mes amis, j’ai envie de sourire quand je leur parle, mais l’excès de gentillesse n’est pas de coutume ici et je ne voudrais pas que cet excès de sympathie soit mal perçu, alors je fais la gueule comme tout le monde. Je voudrais aussi vous parler d’un lieutenant des trafiquants de cigarettes locaux… dégradé agressif, l’air afghan, chaîne lourde en strass qui dépasse de son t-shirt noir, il rode toujours dans les parages l’air ahuri, paniqué, dévisageant chaque passant comme s’il était un flic en civil, des paquets de cigarettes entre les doigts ; il engueule ses sbires, pour leur dire de cacher les paquets à l’intérieur des lampadaires, sous les plaques d’égout ou dans le faux plafond du métro La Chapelle, ou pour leur dire de déguerpir. J’ai déjà vu une descente de flics saisir des cartouches de fausses Marlboro dans un recoin de mur, en face des vélos où je m’assieds aussi pour manger, et lui, l’afghan, s’était enfui en un flash de lumière. Il s’était réfugié chez le coiffeur, je crois, ou chez l’épicier, au fond de quelque local, je ne sais, mais il avait subitement disparu et n’avait pas pu aller loin ! La première fois que je l’ai croisé, il m’avait dévisagé, à maintes reprises et sous un feu continu, pour lire en moi si je n’avais pas quelque képi déguisé sous mes allures d’artiste. Il n’avait rien vu et m’avait accepté sur son territoire, après avoir jeté un carton de cartouche non loin de mes pieds, comme pour dire qu’il m’avait vu, qu’il n’allait pas me tuer, mais que cela ne restait pas moins son terrain. Je pourrais aussi vous parler de cet acteur de Bollywood, longs cheveux et moustache de bandit du cinéma madrasien, toujours assis sur les portants à vélos, juste avant de traverser le trottoir, quand vous venez de la rue Perdonnet. Lui, et le vieux en fauteuil, sont à coup sûr parmi les âmes qui veillent sur le quartier. Enlevez un des deux, et le quartier tamoule perd son Sud. Je pourrai vous parler des bolis, délicieuses (cela dépend en fait des jours, pour être parfaitement honnête) galettes sucrées à la farce de pois chiches. La personne qui fait les bolis est en vacances et depuis le début de l’été, je dois aller les chercher ailleurs (le restaurant d »en face). Au début, ils râlaient, à juste titre, car je ne prenais qu’un boli à emporter et que je payais par carte. Maintenant, j’en paye deux ou trois à la fois, j’en mange un et je reviens chercher l’autre le lendemain. Depuis qu’on a trouvé cette façon de faire, ce sont mes copains. Le patron est de Pondichéry, où j’ai passé trois mois, aussi naïf et imberbe que j’étais au sortir du lycée. Je pourrais encore vous parler de cent choses, comme du carré où je m’assieds aussi pour manger, situé, avec un feng shui imbattable, au-dessus des rails qui s’élancent de la Gare de l’Est. Place Jan-Karski est son nom. Étrange endroit, où les gens attendent, dorment, se résument leur vie. Pas un endroit où les gens de mon âge traînent, du moins seuls et encore moins pour manger. Mais je voudrais finir par la fête de Ganesh, qui a eu lieu le trente-et-un août (nom également d’un notable chant de marins) et qui a clôt aussi bien l’été qu’elle pourrait donner une chute à ce texte. Des danseurs, torses et pieds nus sur le bitume, s’efforçant de ne pas tomber en transe, tous jeunes et aînés, tournoyant avec sur leur dos des arches en bois, des guirlandes, des queues de paon virevoltant partout, de l’encens à littéralement se pâmer, des tas de noix de cocos au sol, saupoudrées de curcumin et destinées à expier les fautes de ceux qui les briseront. À cette fin, un tas de ces noix a été placé devant chaque boutique du quartier, pour que chacun puisse s’offrir une nouvelle saison nette et guindée de baraqa. Des femmes en robe roses et or, avec des flammes sur la tête, des chants psalmodiés, des joueurs de shehnai, instrument à mi-chemin entre la bombarde et le hautbois, qui vous envoûtent, des photographes blancs infiltrés au cœur de la cérémonie et qui capturent tout, des spectateurs amusés aux fenêtres et le long du cortège, des milliers d’indiens et de sri-lankais venus de toute la France, un parfum ancien et une forme de pureté dans l’air, comme un feu qui épure, et des rites, en chair et en souffle, qui parent le Xe arrondissement de couleurs nécessaires et oubliées de la vieille France, pigmentant l’avant-rentrée du chœur chromatique de l’automne.
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