Cuisine végétale et nouveau monde.

LE PRÊTRE DES LÉGUMES

Hégémangie ou l’inquisition rhétorique
des discours dominants
sur l’alimentation et la gastronomie
à la sauce France Inter

     Comme tout français doué d’une conscience médiatique, vous vous dites que la radio française, comme vecteur de culture, est douée des dernières mises à jour : qu’elle a un regard actuel sur le monde actuel ; vous vous dites, qu’en tant que membre du service public, elle est aussi détachée du pouvoir et de ses discours (ici sur la question du boire et manger) qu’elle devrait l’être, et qu’elle ne pourrait donc ni en avoir la lourdeur, ni le retard. Au contraire, vous vous dites qu’elle est en avance, et il faut vous compter parmi les gens bien formés par la nature que d’en attendre autant. De plus, vous vous dites que, détachée des discours hégémangiques, sa culture, celle qu’elle véhicule et qu’elle veut incarner, la doterait des outils tranchants de l’autocritique, et qu’elle ne pourrait se faire la canule de ces discours qu’avec distance, qu’en la mettant en scène, et qu’en jouant habilement de la mise en abîme obtenue, à la manière d’un comédien imitant Escoffier en dictateur moustachu ? Et pourtant. 

Il fallait qu’Alain Passard soit un habile orateur, en plus d’être un grand chef, pour jongler avec autant d’adresse devant cette éclatante synthèse des préjugés de la vieille bourgeoisie française sur la cuisine végétale. On n’arrive pas à savoir si l’intervieweuse vit mentalement encore au XXe, voire au XIXe siècle. On était habitués à cette lourdeur rhétorique, et à ces gestes de policière qui fait la circulation, mais là c’est spectaculaire. À la fin de l’interview, à la question de savoir (qui se pose vraiment encore cette question, à part une paire de fachos octogénaires sous Heineken dans une campagne sans nom – la paix soit sur les octogénaires et sur les campagnes) si les légumes seraient « encore » quelque chose de « féminin », Alain Passard, cachant avec brio sa peine et son désarroi, répond évidemment que non. Question foudroyante, comme tombée des lèvres de la muse du monde noir des idées réactionnaires. Mais qu’est-ce qu’en déduit l’intervieweuse, au lieu d’enterrer définitivement ce cliché vieux et décharné, et au lieu de se moquer d’elle-même ? Elle lui demande aussitôt : « Est-ce qu’une femme ne se cacherait pas à l’intérieur de vous ? » Les esprits contemporains, aussi éduqués qu’intelligents, surplombant la scène et tombant de leurs nues, disent alors tous en chœur : donc, on vous dit que le légume n’a pas de genre, mais pauvre femme, qui n’avez d’ouïe que pour les questions que vous posez, vous surenchérissez ? Alors, vous, l’être intelligent, qui touchez terre, et qui subissez avec stupeur ce motet de l’ancien monde, vous regardez votre téléphone, votre calendrier, ou vous serrez le poignet de la personne à côté de vous, pour vérifier qu’une faille temporelle ne vous a pas fait revenir loin dans le temps. Mais non… ! Vous vérifiez enfin, d’une recherche éclair, que l’intervieweuse n’est pas née avant la Deuxième Guerre : elle ne sait peut-être pas ce qu’elle fait… Encore niet. Et là, cela sonne violemment comme un réveil à une heure du matin : vous comprenez ! Vous vous rappelez de quel clocher vient le son : c’est la paroisse France Inter, sous la tutelle de France Radio, et de la même robe consensuelle et nauséeuse que France Télévisions : temples vert malade des discours dominants (les discours dominants sont toujours en retard), et vecteurs maudits de l’hégémangie : lisez, les discours bourgeois et contemporains sur l’alimentation et la gastronomie. Équivalent, vous l’aurez compris, de la fenêtre d’Overton appliqué au boire et manger. Dramatique, usant, triste, indigeste, archaïque, mortellement mielleux d’entre-soi, et lourdissime sur la panse comme sur l’éthique : ô malheur, pas une seule fois n’a-t-elle pensé à lui dire : « C’est formidable, Alain Passard, vous montrez le bon sens, pour la planète comme pour la réduction de la souffrance animale. » En somme une « interview » (entre guillemets car le mot inquisition rime) d’une rare pénibilité, mais qui met du coup en relief la grandeur de ce chef. Forces conjointes et félicitations à Monsieur Alain Passard. Le dernier mot, qu’avec un peu de lumières vous aurait certainement dit la geôlière : vivement que la gastronomie française vous emboîte le pas. 

jt


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