Anciens.

C’est quoi l’plat du jour ?


     Costume et pantalon en velours noir épais, canne en beau bois, d’aspect pâle et lisse (lisez palissandre), vénérable béret béarnais : long, plat, noir, sur le côté ; en somme un sacré monsieur, dont la présence rue Louis Blanc est comme le sceau d’un temps révolu, et qui a traversé sans muer la venue des tamoules. Pour vous livrer cette image d’un trait, et d’un seul : on croirait vraiment qu’il a connu la prise de la Bastille. Ou encore : Louis Blanc, c’est peut-être lui, enfin l’un de ses actuels rejetons. De toute façon, il a quelque lien précieux en lui avec ici. Vous le devinez, sa présence, éminente, est saisissante par son originalité, en proportion, puisqu’il est le seul ici en son genre. Le genre qu’on ne voit plus que sur les vieux clichés des Halles de Paris : imaginez le vieux père parigot de Jean Gabin, ou quelque auguste grand-père dans Le Ventre de Paris. Voilà, vous le voyez ? À sa démarche, lourde et méditative, vous devinez la mémoire qu’il porte en lui, et les scènes  dont il est le gardien. Pas comme tous les vieux : les images défilent sur ses rétines, et si vous voyiez assez bien, vous pourriez voir – si vous pouviez agrandir le film à la surface de ses yeux – la rue Louis Blanc dans les années soixante du siècle passé. Tant d’échoppes, de ménages et de quittances passées dans la bouche des jours.
    Par un hasard ténu, il s’est assis à deux sièges de moi, à ma gauche dans le restaurant où je me suis réfugié : la tempête Benjamin balafre aujourd’hui le pays de ses vents et de ses eaux. Plus haut, par-delà le chaos, les étoiles étudient dans le secret un jour nouveau pour les hommes, mais de ce discours béni, pas une syllabe n’atteint l’ouïe des mortels. Nous devons redescendre : l’illustre nous attend.
    Il est d’abord rentré dans le restaurant comme s’il possédait les murs – et c’est peut-être le cas – s’est assis et a lancé : « C’est quoi l’plat du jour ? » D’une voix forte et typique des vieux parisiens en cette église qui est leur, à savoir le saint Restaurant. Le serveur lui répond : « Agneau . » Il balaie l’espace du revers de la main pour tuer cette possibilité. « Thali. » Qui est un plateau avec du riz, différentes préparations de légumes épicés et de sauces vertes, jaunes, oranges, rouges comme le feu. Et le thali arrive – il a entre temps enlevé son béret, laissant apparaître une coiffure de vieux scout, cheveux courts sur les côtés et mèche de biais au-dessus, qui rappelle aussi le maître Lynch – et il se régale goulûment… et la conjonction dalìesque allant de son allure de vieux françois à son ventru penchant pour la cuisine tamoule – car on me dit qu’il est ripailleur de samosas, franc-boulotteur de dosas, et gobe-idlis, selon l’humeur et le jour – écarquillerait les yeux de quiconque serait là.

jt


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