Présences.


Temps de lecture : 9 minutes.


Le fantôme affamé

    En Thaïlande, les esprits, les âmes, et tout ce qui est à la fois intelligent et sans corps, n’a pas pour séjour que les cryptes et les contes de fées : leur présence est quotidienne, courante comme l’eau, et pour les habitants, qui les ménagent autant que possible, leur existence est si probante qu’ils leur confèrent presque un statut social. Les rituels pour s’en attirer les bonnes faveurs sont innombrables, et aussi variés que le nombre d’esprits. Puisque Graille a la graille pour objet – nous n’en retiendrons ici qu’une catégorie, celle qu’on appelle fantôme affamé : phi, en thaï, et preta, dans le folklore bouddhiste et hindouiste. À Phuket, chaque année se déroule même un festival, s’étalant sur sept jours, destiné à rassasier leur immense faim. Le grand moine Thích Nhất Hạnh a raconté plusieurs rencontres avec ces êtres. Un jour au  au Village des pruniers, il dit notamment avoir vu passer une femme, jeune, qui marchait seule, avec le sentiment très distinct que cette femme n’était pas humaine. Il l’identifia avec netteté comme ce que les siens nomment un fantôme affamé.

     Tout à l’heure, j’ai vu quelque chose qui m’a rappelé cette histoire. Pardonnez-moi, si vous voulez, la pauvreté de cette langue, car je vais vous le dire avec mon cant à moi : alors que j’engloutissais, comme chaque midi rue LOUIS BLANC, une friture et que j’aspirais une rasade de chai brûlant, un MONSIEUR est arrivé. (À peine entamé ce moment de la diction, une mendiante me sollicite. Bonjour madame, désolé. Le récit reprend.) J’étais, à cet instant, à l’extrémité droite du comptoir, ce MONSIEUR s’est mis à ma gauche, mais en restant dehors, à cinquante centimètres à peine. Noir, capé d’un blouson bleu, d’un bleu éclatant, il fumait une sorte de cigarette ; a posteriori, je me demande si ce n’était pas un joint de cocaïne trop humide et mêlée, et donc quelque crack, tant sa fumée diffusait une odeur cimenteuse et horriblement âcre. Il s’est placé comme ça, sans bouger : il avait l’air complètement absorbé en lui-même et léger, comme si son corps n’avait plus de pesanteur ; il tira une brève et intense latte sur sa crasse fumante, et puis il a fixé… (Une autre dame me tend la paume. Bonjour madame, désolé, désolé.) Il a fixé les samosas sans bouger.

     Nous devons faire une petite pause ici, pour que vous compreniez la singularité de cette rencontre. Au moment où j’écris ce paragraphe, quelques jours plus tard, un homme noir, blouson bleu marine, casquette bleu éclatant, s’assied à côté de moi dans le bus ; il ferme les yeux et semble tomber dans quelque méditation. Globalement, il y a deux types de personnes qui viennent ici. Les gens qui font clairement la manche, qui veulent juste des pièces. Et puis, les gens qui viennent manger sans argent. Dans le deuxième cas, c’est une configuration à part : eux, ils se mettent dans la file, ils n’ont pas d’argent, et ils demandent à tout le monde une ou deux pièces, jusqu’à ce qu’une âme bonne les aide. Dans le premier, cellui qui vient « juste mendier », n’en a rien à secouer des samosas : il ou elle ne les regarde même pas. Dans le deuxième, bien au contraire, cellui qui vient GRAILLER, qui vient se faire une repue franche, comme dirait Villon, en taxant les gens dans la foule, il ou elle regarde ce qu’il y a à grailler, mais il ou elle regarde… avec une sorte d’attention un peu aiguisée, comme quelqu’un qui a FAIM, tout simplement. LUI, ce monsieur, dont on ne sait s’il appartient à l’une de ces catégories, regarde ces pitances avec une espèce de fascination, mais détachée de toute impulsivité. TRÈS, TRÈS, TRÈS curieux : c’est comme s’il n’était plus que regard. Un regard concentré dans le point d’un lazer, mais sans vitalité. TRÈS TRÈS TRÈS TRÈS TRÈS BIZARRE. Et le seul son qui fut soufflé de sa bouche, en direction d’un gars à ma gauche : Monsieur vous avez pas un euro ? Le gars en question ne lui a même pas répondu tellement il a eu peur. Il a fait mine de ne pas entendre. Pour que vous sachiez, moi, je n’avais pas de monnaie, et il ne m’a pas demandé : lâchement, je n’ai rien dit. J’aurais pu aller de l’avant et lui dire que j’étais désolé, de ne pas pouvoir. Et s’il m’avait demandé, je lui aurais bien sûr répondu. Mais j’étais bloqué, et comme suspendu par sa présence. En vrai français, j’ai été… littéralement pétrifié. Un courant d’air glacial se dégageait de sa présence, et le temps avait fui. J’ai pas réussi à… Dans ma sclérose, je ne parvins pas à identifier de quel monde et de quel plan il était tombé.

    Et je vous vois venir ! Plus qu’un fantôme, ou quelque être impossible, qui se serait dépensé follement pour que sa luminosité parvienne à nos yeux, et de surcroît sous une forme humaine, vous vous dites que c’était, tout bêtement, un… hère, un pauvre hère de ceux qui errent autour du métro La Chapelle ; un HÈRE qui avait juste les CROCS ; et je voulais juste regarder, pour voir : C’EST QUI ce bonhomme BON SANG… mais je n’ai pas pu bien regarder, car vitrifié je fus, par ce basilic à deux jambes.

    Vous suivez, mes chères bouches ? Le gars lui a dit non pour la pièce, en l’ignorant, et moi, par excès de faiblesse, je n’ai rien dit, ni fait, à part voir sans voir. AVANT-DERNIER MOUVEMENT : le MONSIEUR a alors tiré une seconde LAMPÉE, sur son sépulcral mégot, et il est parti. Prenant acte et tentant de revenir à moi-même, j’ai regardé derrière, j’ai enjambé le mètre qui me séparait de la sortie et j’ai regardé encore : il avait entièrement disparu. Évidemment, il avait dû marcher si vite, si feintement, se mariant avec les formes et les mouvements de la rue – quoique d’un bleu foudre habillé  – que je ne l’ai pas vu s’échapper. Mais quoiqu’il en soit, cette disparition serra son côté fantôme. Et depuis cette minute où je l’ai croisé, j’ai MAL aux narines et à la GORGE, avec quelque chose de NÉFASTE et COLLANT à mes voies respiratoires. Un TRUC TOXIQUE coincé dans la TRACHÉE. Mais en vrai, dès la première bouffée, j’ai senti un problème dans sa fumée dégueulasse. Et qu’est-ce que je voulais dire encore ?

    Alors, mes belles gargouilles, puisqu’il s’agirait de finir, je n’irais pas jusqu’à me demander si ce monsieur était ou n’était véritablement humain, MAIS il était à coup sûr le plus proche que j’ai JAMAIS vu du récit qu’en fait la coutume thaïlandaise. Voilà : une présence aussi attentive que défunte et vide de l’intérieur. C’était abusé. Je le jure. En fait, ce qui me fait plutôt pencher vers la thèse humaine, c’est que le gars à ma gauche l’a aussi vu. Mais s’il ne s’était pas retourné au moment où le MONSIEUR lui a demandé une pièce, là j’aurais eu un VRAI doute. Et étrangement, Chadran, le maître du chai, LUI ne l’a pas vu, alors qu’il était PILE en face de lui. Une fois que l’hère eut disparu, Chadran vit par contre qu’on était un peu stupéfaits. Je lui dis alors : T’as pas vu le mec là ? Négatif, il me regarda INTERLOQUÉ. J’enchaîne : Putain, il m’a fait une de ses peurs. Chadran a alors mis une chanson, ou c’était le hasard de sa playlist, je ne sais plus, une chanson super… calme et douce, une DOUCE voix en HINDI, comme pour apaiser l’atmosphère.

    Et voilà pour le fantôme affamé de la rue Louis Blanc. Et Dieu sait que j’en ai vu des zombies… à force de traîner près de la ceinture parisienne, comme à la Porte d’Aubervilliers… cette misère de la misère, cette pauvreté niveau dix, cette souffrance, le manque de tout, cela m’a blessé le regard et le ceur. Ô que oui, Père… ! j’en ai vu… des âmes en peine ! Mais cette fois-ci, c’était au-delà du normal. Sur ce bougre égaré, j’ai essayé de mettre des mots, et j’ai échoué.

Troisième clin d’œil. Le lendemain de cette publication, je suis assis sur un banc en attendant le RER : un homme noir, de haut en bas en bleu Klein, arrive et attend sur ma gauche. Toussaint.

jt


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