Primo Gastronimus.

RUE GRIMOD DE LA REYNIÈRE

Protestation envoyée à l’Académie, mais adressée à celles et ceux qui se prétendent grands gourmands, aux érudits, aux puissants, aux détenteurs de lignées, aux grands argentiers et aux conservateurs du patrimoine gastronomique français, si ces tout derniers existent. Honte à vous ! Grimod n’a pas de rue à son nom à Paris ! Honte à vous, soi-disant gourmands ! Pontes de la truffe, élyséens queux, que nenni ! Que font nos plumes à l’épée, pendant qu’elles installent un cuisinier à leur bureau ? Que font les grandes toques cousues de lunes ? Que dalle et que nib ! Pire, cette intelligentsia n’en a cure… car elle n’en sait visiblement rien : le maître a été oublié. Et en cette nuit, à l’heure où je vous sermonne, chacun d’entre eux dort d’un beau souffle, digérant tranquillement sa repue, sans nullement s’en soucier. Honte honte honte ! Et l’état délabré, sur le seuil de l’illisible oubli, de la tombe du grand Beauvilliers, le crieur de ces mots ne peut même pas l’évoquer, tellement il a honte. Mais revenons à l’auteur du Calendrier gastronomique. Est-ce comme cela que la Patrie honore ses bâtisseurs, s’il est vraiment le premier des deux Pères, comme les nomme un sage parmi les sages, à savoir Monsieur Pascal Ory ? Et que la rue qui bordait l’hôtel familial des de La Reynière possède le nom d’un autre, cela ne fait-il vraiment rien à personne ? L’auteur inspire ici longuement, pour se donner une voix de législateur. Notez, à la faveur de cette charge, que comme souvent en la matière, les clins d’œil s’alignent : d’abord, l’actuel patronyme de la rue désigne un homme qui fut lui aussi avocat… mais ce n’est pas le seul rapport, ni le moindre. François-Antoine de Boissy d’Anglas fut, entre autres activités parlementaires, le patron de l’intendance du comte de Provence¹ (il en avait « acheté l’office », et en était, en somme, l’actionnaire principal), et donc patron, probablement en temps réel, d’un des meilleurs cuisiniers de son temps : Antoine Beauvilliers… ! Donc, pour le dire simplement, bailleur de la meilleure cuisine de France. Bel hasard, non ? que son nom, pour des raisons toutes étrangères – quoiqu’un Savant, sourire malicieux aux lèvres, semble bien se déguiser parfois sous le tissu du hasard –  fut choisi pour orner la rue où a grandi le Primo Gastronimus… auquel elle revient. Certes B. d’A. n’était pas complètement dénué d’intelligence : car il était contre l’esclavage, pour l’égalité entre les hommes, mais il était aussi contre l’indépendance des colonies, donc un esprit profiteur, et un gris serviteur de l’Empire. Enfin : outrage, outrage ! Comment pourrait-on laisser cette rue à un filou girondin dont le surnom fut Boissy-Famine, tant il ne céda rien, même pas une miette, quand débarquèrent à la salle des Manèges, en mai 1795, des bougres courroucés, venus des faubourgs, fourches en main et l’estomac en cantate, avec la tête du député Féraud en guise d’ultimatum. Tout le monde dit que cette pince sans cœur ne sourcilla même pas. Et comment un muridé, à l’âme si tellurique, pourrait-il usurper le gentilé d’un lieu qui revient à un ours, à un grand ours, à un très grand ours, l’aiguisé Grimod, Consul des ventres éclairés de France ? Comment le pourrait-il, puisqu’en ce lieu et sur ce terrain accolé à l’actuelle place de la Concorde, il faut le redire, les Grimod ont vécu et possédé : ascendant naturel et final du gastronome sur le rongeur. Enfin, c’est à l’emplacement de cet hôtel – où se trouve aujourd’hui une ambassade qui a autant de sens d’être là qu’un avocatier au milieu de l’île de Sein – que Grimod, par ses activités de censeur culinaire et d’amphitryon, et notamment par un inénarrable dîner mortuaire, posa les bases du mythe fondateur de la gastronomie française. Trois fois bref : rendez cette rue, et son nom et son prestige à celui qui fit le premier rayonner l’art gastronomique en notre pays. Après avoir crié sur les oublieurs, qui ne sont pas des faiseurs d’oublie, je vous prie, chères canines douées d’yeux et de raison, de recevoir nos plus dévouées amitiés, à condition que ces signes, certes malhabiles et grandiloquents comme une bovine grenouille, vous en fasse épouser le dessein.


1. Comte qui deviendra le roi Louis XVIII.

Note : Brillat-Savarin a dix rues à son nom en France, dont une à Paris. Grimod n’en a lui que deux, dont apparemment aucune à Paris, ainsi que deux chemins, qui portent avec logique un son gourmand : l’un à Sorbier, l’autre à Crémieu. 

Enfin : la première moitié de l’an vingt-six, outre le changement demandé de nom lié à cette rue, sera consacré à la localisation de la tombe du maître Grimod. Celle-ci n’étant hélas pas au cimetière de Longpont-sur-Orge, comme certains le prétendent, où nous l’avons cherchée. Toute virgule destinée à nous aider dans cette quête serait accueillie par la plus sincère et dévouée gratitude.

jean tertrain pour
Les amis de Grimod de La Reynière


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