Bruxelles.
Au revoir, ma chère Clé d’Or
La rumeur enflait sur le Jeu de Balle depuis quelques semaines, mais l’annonce officielle eu lieu dans la gazette la veille : ce dimanche 22 décembre 2024 serait le dernier jour de La Clé d’Or, établissement en course depuis 1955.
En allant au turbin ce matin là, sous la grêle, le froid et la fatigue, je repense à cette nouvelle, et l’envie me pris d’y déguster pour la dernière fois une bonne soupe à l’oignon.
Il est à peine neuf heures, Radio Nostalgie passe un vieux tube belge, la lumière est tamisée, et seul le néon rouge Rombouts, qui trône au mur derrière le bar, éclaire d’un chétif liseré la salle.
Nous sommes peu nombreux : un vieux monsieur courbé déguste sa soupe dans un coin, un couple discute tranquillement, un jeune homme boit un café. J’engage la conversation avec la serveuse. Elle m’explique que le lieu sera repris par un établissement voisin. Après vingt-cinq ans ici, elle ne sait pas si elle va continuer. Elle est en larmes, me dit que tous les clients défilent depuis une semaine, déposent des bouquets de fleurs. Certains venaient depuis leur enfance ici, rien n’avais changé.
Je commande une soupe à l’oignon :
Vous voulez fromage ?
– Oui bien sûr ! Je vais aussi prendre un pistolet, mettez moi, huuum, pain de viande.
– Je vous amène la moutarde !
En dégustant cet ultime repas, cette soupe salée, dans son bol un peu fêlé, le pistolet un peu sec, le pain de viande mystérieux, je repense à tous mes souvenirs en ces lieux.
La première fois que j’y ai mis les pieds, je venais de m’installer à Bruxelles, il y a une dizaine d’année. Passer une matinée au marché aux puces du Jeu de Balle est un incontournable de la vie saint-gilloise, et l’amie qui m’accueillais m’emmena me restaurer dans ce drôle de bar : « Tu vas voir c’est pas cher ». Mes poches étant vides, cette proposition m’a enthousiasmé, et selon ses conseils, je pris une soupe à l’oignon et un pistolet, probablement au jambon, le moins cher.
Je ne comprenais rien (en majuscules) au menu : du stoemp ? des chicons ? du cervelas ? une salade de thon piquant ? La gastronomie belge m’était alors inconnue, mais le plaisir était là. Le décor, la population, le bruit, la bière, l’ambiance, j’ai compris que je serais un client fidèle.
Je suis donc revenu régulièrement : en hiver, après une balade dans les Marolles, un tour au Jeu de Balle, l’envie d’une bonne collation à bas prix se ressentait. À chaque passage, je découvrais de nouveaux plats, de nouveaux détails, de nouvelles anecdotes.
Le Stoemp Mixte est pour moi le plat signature de la carte, et celui que j’ai le plus commandé : sur une planche de bois souvent fêlée, une longue et fine tranche de pain gris mou est recouvert d’une généreuse purée grossière aux légumes de saison : carottes, poireaux, épinards… Sont ajoutées deux belles tranches du fameux pain de viande maison, et quelques morceaux de poitrine de porc fumée, justifiant l’appellation « mixte » – mais il est possible d’avoir seulement l’une ou l’autre viande. Le chef y dépose sa chiffonnade de persil frisé, et le plat se déguste avec une sélection de sauces : Ketchup, Mayonnaise, Moutarde (Brussels Ketjup), Tabasco, selon les goûts.
Parmi le menu très fourni, quelques curiosités m’ont toujours ému : le paquet de chips (prononcer « tchips ») au paprika, la gaufre industrielle (sous blister plastique), le chili con carne (cité comme une des spécialités de la maison et servi avec pain et beurre !), les diverses salades pour garnir son pistolet (américain, thon piquant, poulet curry…), la tartine au fromage blanc (beaucoup trop grande pour être mangée seul, et seulement disponible « en saison ») et surtout un choix de croques légendaire, en simple ou double, ma préférence allant pour le Croque « Clé d’Or » au lard et à l’œuf, mais l’existence du Croque Bolo (qu’on nomme Croque Boum Boum dans le Hainaut), du Croque Chili et surtout du Croque Hawaii est notable, tout comme le fait que leur garniture se résumais à quelques oignons grelots en pickles et du choix de sauces déjà cité.
La carte des bières est toute aussi exceptionnelle, ce fut l’un des premiers endroit où j’ai dégusté la Chimay Verte dès sa sortie. L’Orval était disponible jeune ou vieille (2 ans de refermentation en bouteille).
À ma connaissance, c’est le seul établissement proposant la Trappe Nillis, seule bière Trappiste sans alcool brassée par les pères de Tilburg.
La Clé d’Or n’a jamais accepté la carte bancaire. L’unique façon de régler était en espèces sonnantes et trébuchantes, jetées sur le comptoir sur lesquels étaient préparés les pistolets. Il fallait aller à l’autre bout de la Vossenplein faire la longue file au Bancontact avec les énergumènes des Marolles. Si le distributeur était HS, le seul moyen de retirer était d’aller dans la station de métro de la Porte de Hal, un endroit très (en majuscules) spécial.
Les toilettes étaient payantes : faute de dame pipi, une tirelire était disposée près de l’évier. Je n’ai jamais payé. Maintenant que j’y pense, c’est un peu ma faute si La Clef d’Or ferme ses portes.
D’autres connaissent sans aucun doute mieux l’histoire de La Clé d’Or que moi, mais voici mes trois meilleurs souvenir personnels :
Un. Pour mon dernier anniversaire, des amis m’ont invités par surprise un dimanche midi à la table du Roi Philippe et de la Reine Mathilde (indiquée par une petite plaque en métal doré). Un père était présent en soutane dans l’établissement. J’ai fait un grand festin ce jour là et mangé plus que de raison tous mes mets favoris. Je ne savais pas encore que ce serait mon dernier jubilé en ces lieux.
Deux. Avec mes frères, en rentrant d’un mythique voyage à Naples, ivres, épuisés, affamés, assoiffés, nous avons décidés au retour de l’aéroport de Charleroi de nous y restaurer et boire quelques bières trappistes qui nous avaient tant manquées en Campanie. J’ai le vague souvenir que l’un de nous a commandé le plat du jour : une choucroute garnie. Quelle drôle d’idée, quel grand moment : nous parlions italien.
Trois. Après un grave accident, sorti du coma, l’une de mes premières sorties solo à l’extérieur m’a conduit, chancelant, sans trop y réfléchir, vers La Clé d’Or. J’ai commandé un Stoemp Mixte, une Jupiler 0.0%, et j’ai dégusté lentement mon premier vrai repas à l’extérieur. Je ne comprenais rien, mais j’étais tout à fait à mon aise.
Mais j’oublie de parler de Kenzo le chien qui promenait parmi les clients pour quémander à manger, la photo du couple royal dégustant une soupe, bouquet de fleurs à la main, le portrait dédicacé du Grand Jojo, l’article du routard japonais encadré à l’entrée, la terrasse baignée de soleil à l’avant, les clients âgés qu’on ne voyais qu’ici, le service toujours exceptionnel de l’équipe, la terrasse en plastique cachée dans la cour sous le barnum à l’arrière, les lambris, les boulettes maison sur le comptoir, les brols, les plats du jour parfois exotiques…
Bruxelles ne sera plus vraiment comme avant, mais tous ces souvenirs murissent en moi, maintenant, avec gratitude, et je suis fier d’avoir pu, une fois encore et avec la panse, La saluer.
Note. Si La Clé ne faisait que changer de main : ne pourrions-nous pas espérer de doux lendemains ? Je vous le dirai.
Théo Blain
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