Saint-Denis.

Temps de lecture : 13 minutes.

LE KEBAB DES ROIS
DE FRANCE

     Un gros bruit de vrombissement dans le noir : nous nous enfonçons dans les profondeurs de la terre, nous passons une strate, ou nous changeons de dimension. De Saint-Ouen à Saint-Denis, nous quittons la norme et le connu. D’un coup, les voix se font fortes, sans frein. La discrétion de l’intra-muros a disparu. À peine sorti, un barillo à ciel ouvert, un puzzle de murs gris et pauvres, des galeries commerçantes qui s’enfoncent dans le gris, des poignées de mains qui chuchotent, des paquets de cigarettes qui disparaissent, et mes pieds qui me trimballent jusqu’au mausolée des rois de France. Vous saurez très vite pourquoi je suis là.  J’ai froid, et je vais au bout de la rue de la République. À côté de sa jumelle, il manque une tour : le grand clocher et la flèche sont en reconstruction : à dans quatre ans. Spectaculaire horloge aux immenses aiguilles d’or. J’entre, et avance vers les gisants. Et mince… la nécropole est fermée aujourd’hui ! Le trajet n’avait pas été court. Et demain, est sacré le nouvel évêque local. Je devrais donc revenir… lundi. Mais… ça ne m’empêchera pas du tout de manger. D’ailleurs, je suis en appétit, et mon auriculaire m’a fait savoir que ce bourg avait quelques atouts à ce sujet…

     Au hasard des rues de Saint-Denis, une belle sandwicherie s’impose enfin à moi ; deux dames y rentrent en même temps que moi. Mais bizarrement, elles ont déjà mangé, et me recommandent avec zèle l’établissement. Je crois qu’elles attendaient une amie qui se lavait les mains à l’intérieur. Nous papotons, et elles m’indiquent quoi prendre. Un monsieur, qui est en fait le patron, débarque alors de derrière le comptoir et me tend un petit gobelet fumant : « Le thé est à volonté, faites comme chez vous. » Il n’est pas juste bon commerçant : plus tard, un homme qui errait dehors, la mine renfrognée, entre et demande un thé, avant de ressortir dans le froid, sans montrer monnaie.
     Je me suis laissé guider par les dames : mon plateau arrive, porté par le patron, bien garni de frites, avec un long sandwich plein de viande kebab et de sauces, et de quelques discrètes crudités. Il le pose en souriant sur ma table, et me dit, avec une façon un peu tonton : « Si vous avez besoin de plus de sauce ou de plus de frites, n’hésitez pas à demander. » Déjà, pour le thé et les frites et sauces à volonté, je n’avais jamais vu ça. D’un coup l’expérience kebab est moins street et plus conviviale. Vous conviendrez qu’à ce rythme, l’établissement grimpe avec aise dans tous les classements. Les patrons de kebab ne sont-ils pas toujours frileux sur le dosage des sauces ? Cas à part, les dames de la friterie Barrière à Bruxelles.
     Mais ne soyons pas si vite charmés ! Voyons un peu ce qui prime : le goût et l’apparence. Sans épiloguer : le tout (sandwich, frites, présentation) est p-r-o-p-r-e. C’est un bon classique. Un kebab qui est propre est presque toujours bon. Le pain est tendre et chaud, et il bonifie tout ce qu’il contient. Mais l’accueil et la bonhomie du patron, de toute façon, ont déjà favorisé la donne. Je lui pose quelques questions, il m’explique qu’il est top un ou deux à Saint-Denis depuis sept ans. Que chaque recette de sandwich est conçue en lien avec une pièce de viande choisie. Sandwicherie élaborée. Moi, j’ai juste avalé le premier venu, sur reco d’habituées. Repu je repars, et m’engouffre dans le trajet retour. Je ferme les yeux et je suis déjà arrivé.

J’écris ça face à un des étangs de Meudon,
après un déjeuner sur le pouce avec ma mère,
face aux canards et aux poules d’eau,

qui barbotent en canettant ;
quelques locaux avec des canettes de bière,
sûrement descendus de Meudon-la-Forêt,

grisés par le soleil et le calme de l’étang :
« ça c’est ma thérapie » lâche l’un deux,

pendant qu’une dame engueule sèchement
son chien qui s’empiffre de quignons de pain.

     Je reviens le surlendemain, un lundi radieux, d’un bleu éclatant de froideur, et après avoir retraversé la couche terrestre qui sépare Saint-Denis de la couronne parisienne, je courre vers la crypte royale… Des gisants, partout. Ils sont tous là, avec femmes et enfants : allongés et sculptés dans des lits de marbre. Je suis glacé par le marbre et le froid qui règnent dans l’église. En entrant dans la crypte, je découvre à ma droite une grille, sur laquelle est accroché un blason en or représentant les armes de la famille royale française : je m’approche, frissonnant, et une sensation s’empare de ma poitrine : je n’ose pas m’approcher, ni regarder, tant cette sensation me serre la cage thoracique : des cercueils, en bois très vieilli, sont posés par terre, presque en vrac, sans apparat ni moulures. Ils sont là, et je ne peux m’empêcher d’imaginer leur dépouille, leurs vêtements, leurs bijoux. Comment ne pas être saisi ?
     Plus loin, et ailleurs, la tombe, en personne, des feus Louis XIV¹, Henri IV, François 1er… en passant par toutes celles de leurs familles, et même celle, démesurée, inimaginable, du roi Dagobert 1er, qui est d’ailleurs le premier grand donateur de cette église… Ne croyez pas que je perds mon sujet. Dagobert est aussi le nom du roi des sandwiches, chez nos cousins belges… En wallonie liégeoise et namuroise, et au Luxembourg : baguette, jambon, fromage type gouda, des crudités comme la laitue, carotte, tomate, concombre, cornichon, petits oignons, parfois même du céleri-rave, œufs durs et le tout… oint d’une onctueuse mayonnaise. Mais vous le connaissez sûrement mieux sous le nom de club sandwich (ou de smos, si vous êtes flamand)… Eh oui ! Dagobert, en somme la plus haute noblesse et le sandwich, ce n’est pas moi qui l’invente, mais Jean Montagu lui-même, 4ème comte de Sandwich. Ah, nous devrons certainement lui consacrer des lignes, rien que pour lui. De plus, l’appétit commence vraiment à me croître… mais revenons à nos tombes…

  1. Du Code noir aux massacres, innombrables, et au despotisme le plus sombre, l’aspect noir de la royauté française ne peut que frapper la conscience, quand elle est un présentée, comme ici, sous une lumière si haute, et au fond si mensongère. Le marbre ment, et cache l’immondice.

     J’éprouve un vertige encore plus saisissant devant la crypte archéologique… Obscurité souterraine, qui s’enfonce sous l’immense dalle plate au plafond, avec un amoncellement de tombes en pierre, parfois vides et ouvertes, et littéralement en pagaille… on se demande quel remue-ménage a pu laisser un désordre aussi apparent, avec des choses aussi lourdes. Comme un jeu d’échecs, délaissé par des géants. L’ossuaire royal est particulièrement impressionnant. Un mètre sépare les deux murs entre lesquels vous êtes encastré. Et sur ces deux murs, la liste vertigineuse des rois et reines dont ils contiennent les ossements… Dur de se tenir là longtemps, tant l’écrasant poids du temps et de la pierre vous compresse, sous la terre et dans le noir. Vous ressortez alors, et le chatoiement de la grande rosace glisse sur les gisants blancs… de rose, de pêche, et de toutes les couleurs vêtus : et la renaissance subtile des âmes est évoquée, dans le contraste le plus dense. Ils ont tous les mains jointes, en prière, et ces ondes chromatiques les pourlèche, les effleure en un jeu sans bruit, au fil des caprices du ciel : sans réaction, si ce n’est des vivants, au son d’une chorale de fantômes : une dynastie de palombes, qui nichent et s’aiment, dans les hautes colonnes du mausolée.

     J’ai plus que faim… Avant-hier, Tarek, le patron de la première sandwicherie, m’a parlé d’une autre sandwicherie, beaucoup plus ancienne, puisqu’elle a vingt-cinq ans d’ancienneté… Je suis obligé d’y aller. Je m’extrait enfin de cette grande tombe, la peau et le ventre glacés : il faut vite que j’aille me restaurer, et retrouver chaleur. Je traverse une zone très pauvre, où s’enchaînent toutes les enseignes les plus viles du fast food. Un unijambiste a une bête béquille à la place de sa deuxième jambe. Je continue, des groupements d’hommes, discutant bas et guettant : à côté d’eux, derrière l’un de leurs véhicules, une voiture de police vient de se garer, et le taux de cortisol ambiant est palpable. Je passe à travers tout ça, bifurque à gauche et enjambe la route : le snack tant voulu est là.
     J’entre… Cent-cinquante personnes font la queue, et pourtant sans bruit. Je ne comprends d’abord rien, et suis fort tenté de ressortir sur le champ : c’est blindé. Je suis submergé par le manque de repères. Je demande à un gars qui m’oriente. Je lui dis, avec un sourire : “Jamais vu autant de monde dans un snack.” – “Ouais.” Fin de la discussion. Imaginez un kebab tellement rempli que pas une personne de plus ne pourrait rentrer, et le tout qui coulisse pourtant : une queue de commande se dessine à gauche, et une de réception à droite. Je suis comme Sam quand il franchit le seuil où il sort de la Conté. Avec le chemin assez rude pour arriver là : la longue ligne treize, la découverte des bazars gris de Saint-Denis, les éclopés, les tombes royales de la France, les contrôles de police et les meutes de vendeurs à la sauvette, l’absence de familiarité avec ce territoire, la méfiance des regards face à mon allure évidente de parisien pas trop mal garni : je ne peux plus faire demi-tour. J’attends donc patiemment, et chose curieuse, je me détends assez instantanément : calme cohue. Mon système nerveux ralentit. Le patron, arabe, lunettes carrées et longue barbe, impose un rythme sans stress ni à-coup. Il prend les commandes, sans jamais élever la voix, tandis qu’un jeune homme à ses côtés (vingt ans ?), appelle, dans son pull à capuche noir détendu, les clients par leur numéro. Le bas bourdon me berce. Un homme, je ne sais comment, passe entre toute cette foule une machine pour nettoyer le sol, et tout le monde se pousse, de manière très respectueuse. L’homme n’a même pas à dire “excusez-moi” : il passe, glisse et disparaît. Étrange calme, et grande satisfaction des clients dans l’air : les plateaux défilent sous mes yeux avec de gros sandwichs bombés – non pas bombés : débordants – de poulet rouge (tikka), de petits étangs de sauce algérienne et que sais-je, et des monticules de frites. Je (plus que) salive. Je prends à emporter, car pour s’asseoir, même les cheveux font la file. Vous voilà dehors, avec moi.
     Une place, au hasard d’une pelouse, sur un banc. Je déballe ça, le ventre en flamme, et j’entome. Je n’ai pas eu de serviette et mes doigts dégoulinent de sauce et de graisse. Les gens passent, pour certains amusés, et j’entends des bon appétit. D’autres regards, famiques et si tristes, se posent sur mon sandwich : s’y lit le creux pénible des estomacs blancs. J’ai donc les doigts pleins de sauce, et je me régale, avec un peu de culpabilité, de ce truc savoureux. Une dame, avec des caddies et tout emberlificotée de laines, me demande de me pousser pour m’asseoir. Elle semblait bien connaître ce banc. “Ça ne vous dérange pas que je mange ?” – “Non”, me répond-elle avec un accent de l’est, suivi d’un petit rire. Au bout d’un moment, j’entends quelque chose comme : “Messieurs dames, cinquante centimes s’il vous plaît.” Je n’arrive pas à savoir si c’est aux passants ou à moi qu’elle le dit : son regard était au loin. Je lui dit que je n’ai rien, mais je lui propose mon coca. Elle accepte, avec un détachement qui me fait douter de sa connaissance du produit. Je la préviens : “C’est très sucré hein.” La phrase ne capte pas son intérêt. Je m’en veux car il y avait une traînée de sauce sur la canette, et le ticket de caisse, un peu sale aussi, dans le sac que je lui ai tendu. Je n’arrive pas à savoir si elle s’en est rendue compte. C’est allé trop vite, je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas eu le temps d’avoir la délicatesse d’essuyer la canette : mais pardonnez-moi, j’avais déjà les mains embourbées de sauce et rien avec quoi me baigner. Comme dix ours, j’engloutis mon sandwich. Je me régale, car c’est gras. Les crudités, tout comme dans le repas de samedi midi, sont… venues en maigre contingent. Une microfeuille de salade perdue dans une mer de sauce. En fait, je n’ai pas eu la sensation que le sandwich contenait la moindre présence de crudités. J’avais pourtant, les deux fois, dit : salade, oignons, etc. Les deux sandwichs auraient été deux fois meilleurs avec une proportion supérieure de crudités, pour alléger un peu la charge. Mais… c’est comme ça ici, visiblement. Je finis, avec des mains de gueux. La dame a sorti un livre. De ma place, je discerne des aquarelles, délicates, reproduites à l’intérieur des pages, elles sont roses et colorées. “Excusez-moi madame, vous lisez quoi ?” Elle tourne le livre, un petit sourire plissé sur sa bouche toute fine, sous son voile de grand-mère slave, et je lis : Anthologie de la poésie française. Je lui fais un pouce de la main et lui dis un truc comme : “Ah c’est super ça !”. Aurevoir madame, bonne journée. – Bonne journée. Elle avait une grande bouteille d’eau posée à côté d’elle. J’avais terriblement soif, mais surtout, j’ai voulu lui demander de me verser un peu d’eau sur les mains, pour me les dégraisser un minimum. Cette bouteille lui était précieuse, sûrement. Je repars, ne pouvant même pas prendre mon téléphone dans la poche, tellement je suis gras et rouge. Plus loin, au bout de cinq à sept minutes, un monsieur nettoie une vitrine. Excusez-moi, je peux ? – Si, si, vaisselle. Je trempe mes mains dans le baquet, une deuxième fois, comme un Jacouille. Gracias.
     La rue défile et les commerces sans nom ni façade s’enchaînent : des gens sortent d’un entrepôt les bras chargés de victuailles ; encore un contrôle de police, un mec s’est fait pincer avec des paquets de fausses cigarettes : tout le périmètre est aux abois. J’envoie un message à mes deux compères bruxellois, Sean et Théo, tout heureux de ma trouvaille… je leur dis que je ne peux rien leur dire pour l’instant, mais que je suis sur quelque chose. Métro et le brouhaha monstrueux du passage de la bouche terrestre. Me revoilà en terre connue. De Denis à Ouen, d’Ouen à Lazare : je revis, enfin, au mont Parnasse. Je suis plein de graisses pauvres, avec le chuchotement des fantômes de Dagobert et Clovis en tête, je sors de la crypte ferroviaire, et, repu, je ressors littéralement de terre.

jean tertrain


En savoir plus sur graille.media

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

Une réponse à « Le kebab des rois de France »

  1. Avatar de theresehardouin
    theresehardouin

    Merci pour cette balade historico-graille ! très sympa Thérèse Hardou

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire