Le premier restaurant.

EN QUÊTE DE ROZE

Ma mémoire cherche, ma mémoire fouille, mais elle ne peut me dire, si une nourriture si mal-aimée s’était déjà frayée un chemin jusqu’en moi.

Je pense aux gens émerveillés, qui découvrent Paris, Ratatouille ou quelque escofienne image en tête, et qui tombent sur ce genre d’endroit, en sortant du Louvre. Dois-je vraiment vous décrire ? Je n’en ai même pas le courage, tant rien, pas une serviette, pas une photo au mur, pas une poussière de sel – il faisait pourtant chaud – ne me permet d’adoucir mon vin. Un étranger, gastronome et pas réveillé, se ferait mal, comme d’une chute sans filet, en venant ici. Pour moi, siffleur de sauces, c’est comme un saut à l’élastique. Au moment où la morgue du plat aurait pu emporter mon esprit, le but de ma présence me rattrape.

Je suis à l’emplacement potentiel où se tenait, ici, dans une autre époque, la première table de Paris. Installé avec vue sur la rue Bailleul, qui débouche sur l’entrée de la rue du Louvre, au croisement de Rivoli, j’observe Voltaire, non sans peine : il est là, à table, quelque part dans cette rue qui n’est plus, assis devant un guéridon bien rond, de marbre et bien blanc, dévorant, tout satisfait ! une poularde, dorée au feu, brillante et gonflée, née et engraissée à Paris, de gros grains, au gros sel, ou avec une sauce poulette ; le philosophe est servi : sous ses yeux, la promesse promise : ses yeux luisent ! Ses yeux brillent pour elle, et dans ses yeux, c’est une flamme à la cime de sa combustion. « Vous pourriez attendre longtemps comme ça, lui dit la serveuse (qui lui plaisait autant par sa grâce que par le sérieux qu’elle appliquait à sa tâche) : votre belle n’en aura pas plus de dents. » Il ne fit que lui sourire, avant de replonger les yeux sur les ailes de sa poule. D’une bouchée, ses paupières se fermèrent et, un instant, une vibration ténue les parcourut : il volait déjà haut.

Pour peaufiner cette scène, difficile de deviner, comme seule l’intuition nous est laissée, à quel niveau de l’ancienne rue des Poulies se trouvait cette fameuse boulangerie… car oui, Excellences, n’oubliez jamais que l’Adam des restaurants est né dans une ancienne boulangerie. Dans le blanc, près d’un four chauffé à rouge et à blanc, entre des mûrs sûrement noirs, le vieux Roze fit quelque chose. Habile avec les chiffres (il était économiste), il créa pourtant, pleins de lumières que lui et ses amis physiocrates étaient, le restaurant en 1765, bien avant que la Révolution ne lui en eût donner la pleine liberté. Filou et gourmand visionnaire, qui sais encore ton nom ? Qui sait même où tu reposes, et lequel des chefs dépose sur ta couche une gerbe d’estime ?

Mais ce n’est pas ici – dans cette « brasserie » qui n’a ni âme ni guéridons – que nous trouverons d’autres traits de ce temps. En redescendant vers les quais, zieutez pourtant sur votre gauche. Vous devriez voir Le Fumoir. Tout n’est pas perdu. La vieille France est à table, dans une obscurité qui la dissimule aux yeux des touristes, et les descendants des clients de Roze sont encore là. Comment une table adossée à l’église du saint d’Auxerre – entre l’Académie et le Pont-Neuf – et faisant face au Louvre de surcroît, ne pourrait-elle pas avoir gardé quelque chose du premier Paris s’essayant au restaurant ?

Ensuite, je suis happé, malgré la pluie et une veste en jean, jusqu’au Palais-Royal. La rue de Valois, la galerie de Valois et le jardin du Palais m’emplissent d’images : hétaïres pouponnées, les cafés qui pullulent sur le pourtour du jardin, Véry, le Café de Chartres, et la plus ou moins haute société qui vient se perdre dans le plaisir. Je visualise la célèbre enseigne de Corcellet au numéro cent-quatre. Comment… là dans l’ombre ? Je peine à imaginer la si célèbre épicerie, là, dans ce recoin ombragé du fond de la galerie. Une jolie légende dit que Napoléon et sa Joséphine se seraient rencontrés là, dans l’antre Corcellet, flirtant autour d’un grain de café¹. Au-dessus : des bureaux : un homme travaille à son bureau : s’il savait. Je suis obligé d’aller voir ce qu’est devenu la boutique de son descendant, Paul Corcellet, au 46 rue des Petits-Champs. Hélas, j’ai vingt ans de retard, et je découvre un PMU tenu par des chinois adorables : Le Ventadour. Mais le mot est beau : il parvient à me masser suffisamment l’oreille pour que je désire vous laisser sur celui-ci. Il pleut, depuis une heure ou deux, mais je ne sens rien. Je suis happé par toutes ces images. J’ai pris deux tickets à gratter en étant sûr que ce lieu me porterait chance. Le dernier mot, aussi mystérieux et anonyme que sonore, est donc Ventadour.

jt

1. D’après le texte d’Henry Viard dans son Paul Corcellet ou les épices de la vie, Albin Michel, 1986. Voici comment la jonction impériale est donnée.

Selon Jean Cottier, Bonaparte, « serré dans son uniforme usé et maigre comme un chat de gouttière », fut fort intéressé par « cette femme coquettement vêtue, souriante, au corps souple, et qui ne semblait pas trop farouche ». Joséphine, car c’est d’elle qu’il s’agit, croquait un grain de café du bout des dents, aiguës et très nettes. La conversation s’engagea, preuve supplémentaire de ce que la chère mène souvent au péché de chair, d’abord sur un ton badin.
« Monsieur l’officier, êtes-vous amateur de café ?
De bon café, oui.
Alors arbitrez notre différend. M. Tascher de La Page-rie, mon père, planteur à la Martinique, vient de faire parvenir ce sac de café à M. Corcellet qui trouve aux grains un arrière-goût de moisi. Qu’en pensez-vous ? »
Bonaparte trancha et s’en fut chez Joséphine.


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2 réponses à « En quête de Roze »

  1. Avatar de larenecieliste

    Splendide mon fils,J’ai fait suivre à Dénis et à nos cousins, quelle plume fantastique tu as et autant de recherches et d’érudition, c’est remarquable !Bravo bravo BRAVO !

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    1. Avatar de theresehardouin
      theresehardouin

      merci! Quel plaisir de lire les textes de Jean . Une plume vive alliée à la culture et l humour….un plaisir raffiné. Thérèse

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